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Les peintures germaniques des collections publiques françaises à l'étude à l'INHA

Publié le , par Christophe Averty
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

Le programme de recherche conduit par Isabelle Dubois-Brinkmann et Aude Briau a permis de recenser et d’étudier cinq cents peintures germaniques, produites entre 1370 et 1550, au sein des collections françaises.

Entourage du Maître de la Crucifixion de Blaubeuren, d’après Albrecht Dürer, Le Martyre... Les peintures germaniques des collections publiques françaises à l'étude à l'INHA
Entourage du Maître de la Crucifixion de Blaubeuren, d’après Albrecht Dürer, Le Martyre des dix mille, vers 1500, peinture à l’huile sur bois (résineux).
© J.P. Bellavoine / Ville de La Fère

Fondamentale ou appliquée, la recherche scientifique reste un univers méconnu, abstrait et désincarné dont les travaux discrets et les impénétrables laboratoires ne font qu’épaissir le mystère. Ainsi en va-t-il de la plupart des investigations d’historiens de l’art, ayant pour objet d’examiner, d’authentifier, d’attribuer ou de rapprocher des ensembles d’œuvres dont la genèse et la mémoire se sont plus ou moins évanouies dans l’espace et le temps. Relevant ce défi, Isabelle Dubois-Brinkmann, conservatrice en chef du patrimoine, et Aude Briau, chargée d’études et de recherches à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), se sont investies dans le champ méconnu des écoles germaniques du Moyen Âge et de la Renaissance. « Pensionnaire à l’INHA de 2019 à 2023, j’ai pu élargir les recherches que j’avais amorcées à Mulhouse, Strasbourg et Colmar dès 2014 et procéder au récolement de cinq cents œuvres présentes dans les musées français ainsi que dans les églises, les châteaux et musées privés ouverts au public, comme Chenonceau ou la Fondation Bemberg à Toulouse », résume Isabelle Dubois-Brinkmann. Aussi, ces quatre années d’enquête et d’analyse auront non seulement donné naissance au Répertoire des peintures germaniques dans les collections françaises (1370-1550), mais également nourri trois expositions concomitantes, présentées à Besançon, Dijon et Colmar. Révélant au public le fruit d’un dense programme de recherches et d’expertises, ces trois parcours offrent une visibilité tangible au travail patient et minutieux d’un aréopage de spécialistes, réuni autour des deux chercheuses.

 


Pour mener à bien leur entreprise, Isabelle Dubois-Brinkmann et Aude Briau se sont inspirées du programme Retif qui, lancé en 2001 par Michel Laclotte, a permis de recenser les tableaux italiens dans les collections publiques françaises, générant plus de 14 000 notices aujourd’hui accessibles sur la plateforme Agorha de l’INHA. En suivant ce modèle, après avoir interrogé les bases de données nationales (Joconde, Palissy et Mémoire) et dépouillé les catalogues raisonnés disponibles — mais souvent lacunaires –, les chercheuses ont sérié le territoire en s’adressant aux directions régionales des affaires culturelles, aux conseillers pour les musées et aux services de l’Inventaire et des Monuments historiques. « Je me suis rapidement rendu compte que l’information ne redescendait pas systématiquement aux musées. Il fallait donc, région par région, musée par musée, prendre attache avec l’intégralité des collègues responsables de collections », détaille Isabelle Dubois-Brinkmann, qui depuis une trentaine d’années étudie les tableaux des Primitifs allemands, leur matérialité, leur style et leur réception critique. Son investigation visant à distinguer les écoles nordiques du Moyen Âge et de la Renaissance a permis de dégager nettement les spécificités des peintures germaniques vis-à-vis de leurs émules (françaises, flamandes et néerlandaises) dans une période comprise entre 1370 – époque de création du retable des Épisodes de la vie de la Vierge et de la Passion du Christ de l’atelier de Maître Bertram, le plus ancien ensemble recensé, conservé au musée des Arts décoratifs de Paris – et la première moitié du XVIe siècle, de la Réforme aux débuts du maniérisme.

Maître du Portement de Croix de Douai, Le Portement de Croix. © Ville de Douai, musée de la Chartreuse Photo : Béatrice Hatala
Maître du Portement de Croix de Douai, Le Portement de Croix.
© Ville de Douai, musée de la Chartreuse Photo : Béatrice Hatala


Réattributions et découvertes

C’est donc sur le terrain que l’enquête s’est déroulée, suscitant quelque soixante missions en régions pour étudier les composantes matérielles des œuvres (dimensions, état, restaurations, nature du support et des couches picturales). Ainsi des ensembles ou retables, sciés et fragmentés au XIXe siècle pour être revendus sur le marché de l’art, ont-ils pu être identifiés, mis en lien et restitués. Et, concernant certaines peintures dispersées en Europe, un comité scientifique d’attributions, composé de huit experts conservateurs et universitaires actifs en Allemagne, en Autriche et dans la Suisse du Nord, a nourri les recherches. « Guido Messling, conservateur au Kunsthistorisches Museum de Vienne et membre de notre comité scientifique, a pu rapprocher une Flagellation conservée au musée Jeanne-d’Aboville de La Fère en Picardie de deux scènes de la Passion visibles au musée de Stuttgart. Ces trois éléments appartenaient initialement à un même retable, désormais attribué au Maître de la Crucifixion de Blaubeuren, actif autour de 1500 », commente Aude Briau. De même, le Saint Georges du musée des beaux-arts d’Orléans, dont le cartel mentionnait initialement une école française puis une provenance allemande du XVIe siècle, a été précisément attribué au peintre actif à Francfort Nicolaus Schit et sa datation fixée aux années 1480. « Sur la quasi-totalité du corpus des cinq cents ensembles recensés, nous avons pu attribuer ou réattribuer les œuvres. Seules celles étudiées au Louvre, publiées en 2013, comportaient des données fiables quant à leur provenance », confie Isabelle Dubois-Brinkmann.
 

Georg Pencz (vers 1500-vers 1550), Portrait de femme, 1545. © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble, J.L. Lacroix
Georg Pencz (vers 1500-vers 1550), Portrait de femme, 1545.
© Ville de Grenoble / Musée de Grenoble, J.L. Lacroix


Emprunts et parentés

Grâce à l’étude iconographique des tableaux et à leur examen scientifique (radiographie, photographie sous lumière infrarouge ou ultraviolette, analyse de pigments ou de bois, dendrochronologie), des parentés stylistiques et techniques sont apparues. « En mettant en relation une scène de la vie de saint Guy, présentée au musée Unterlinden, et des éléments de retable conservés au musée de Burghausen en Bavière, l’attribution à Gabriel Mälesskircher s’est avérée évidente », souligne la chercheuse. Ce travail de fourmi s’accompagne de fiches techniques, complétées de constats d’état et d’analyses iconographiques – les notices d’œuvres illustrées comportant la provenance des œuvres, leurs attributions successives et une bibliographie sommaire.

Dans cette quête de vérité, les emprunts d’un peintre, d’un atelier ou d’une école à l’autre n’ont pas été laissés à l’écart. La fortune critique d’Albrecht Dürer comme les œuvres inspirées des gravures de Martin Schongauer appartiennent à l’histoire du goût, faisant dire à Aude Briau que « la gravure et la peinture de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance dans l’aire germanique fonctionnent de pair, révélant une grande perméabilité entre les territoires et les zones d’influence ». Ici, une Messe de saint Grégoire et une Lamentation du Christ, produites dans un atelier picard, révèlent des emprunts aux gravures de Cranach l’Ancien et de Dürer (MUDO - Musée de l’Oise à Beauvais). Là, le Christ du musée d’art et d’histoire de Chaumont reproduit un tableau perdu du Maître de Nuremberg. Ces œuvres témoignent des échanges et influences stylistiques d’un territoire et d’une époque à l’autre, qu’illustrent notamment trois pastiches du XVIIIe siècle : un Martyre de sainte Catherine d’après le Maître MZ et deux œuvres attribuées par l’équipe du répertoire à Joseph Hermann. Révélateur de l’histoire et de la richesse de la Mitteleuropa encore mal connue, le répertoire constitué par Isabelle Dubois-Brinkmann et Aude Briau a stimulé dynamique et émulation entre les conservateurs consultés, l’INHA et les musées engagés dans cette entreprise proposant aux spécialistes un regard neuf sur les écoles du Nord, mettant en perspective les œuvres et leur valeur d’usage. Et au public un éclairage esthétique des peintures germaniques appartenant à une histoire commune qui commence… en Alsace.

à voir
« Maître et merveilles », musée des beaux-arts,
palais des ducs et des États de Bourgogne, Dijon (21), tél. : 03 80 74 52 09
beaux-arts.dijon.fr

« Made in Germany », musée des beaux-arts et d’archéologie,
1, place de la Révolution, Besançon (25), tél. : 03 81 87 80 67.
www.mbaa.besancon.fr

« Couleur, gloire et beauté », musée Unterlinden,
place Unterlinden, Colmar (68), tél. : 03 89 20 15 50.
www.musee-unterlinden.com

Du 4 mai au 23 septembre 2024.