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Ernest et Marie-Louise Cognacq-Jay, fondateurs de la Samaritaine, philanthropes et collectionneurs

Publié le , par Laurence Mouillefarine
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

S'ils ne furent pas les premiers à créer un grand magasin, les Cognacq-Jay ont laissé une fondation, un parc botanique, deux musées… Quelle épopée !

Portrait d’Ernest Cognacq par Jeanne-Magdeleine Favier, 1903, musée Cognacq-Jay.... Ernest et Marie-Louise Cognacq-Jay, fondateurs de la Samaritaine, philanthropes et collectionneurs
Portrait d’Ernest Cognacq par Jeanne-Magdeleine Favier, 1903, musée Cognacq-Jay.
© CCØ Paris Musées / Musée Cognacq-Jay, le goût du XVIIIe

© Luc Paris

Petites merveilles… Au vu des exquises bonbonnières, tabatières, boîtes à mouche et autres nécessaires du XVIIIe siècle réunis au musée Cognacq-Jay, à Paris, on imagine la satisfaction que leur propriétaire, fondateur de la Samaritaine, éprouva à les contempler et… à les montrer. « Mon mari dépense beaucoup d’argent pour les tableaux : c’est son droit, puisqu’il en a les moyens, et j’aime mieux, pour sa santé, qu’il fasse la fortune des marchands que d’une danseuse », affirmait Marie-Louise Cognacq-Jay, partisane. Ainsi, dans le couple, il était le collectionneur. Ce dada lui vint tardivement, vers 60 ans. Jusque-là, il avait pour seule folie les « voitures à moteur », que son extrême myopie lui interdisait de conduire. Collectionner serait-il un symbole de réussite sociale ? De la même manière, les deux négociants enrichis font peindre leurs portraits et habitent un hôtel particulier avenue du Bois (actuelle avenue Foch).
 

Les escaliers de la Samaritaine. © AIRCASEWE ARE CONTENT
Les escaliers de la Samaritaine.
© AIRCASEWE ARE CONTENT

Le père Laborem au travail

Après tout, si l’art procure une récréation à Ernest Cognacq, il l’a bien méritée. Quelle ascension ! Né à Saint-Martin-de Ré, en 1839, petit dernier d’une fratrie de onze enfants, il doit abandonner ses études à 12 ans, lorsque son père se suicide après une faillite. Ayant pu rejoindre la capitale, le jeune Cognacq est engagé à la Nouvelle Héloïse, boutique de lingerie pour dames, d’où, hélas, il est bientôt licencié. Courageux, il parcourt la province comme marchand ambulant. Retour à Paris. Fort d’un mince pécule, il ouvre une échoppe à l’enseigne Au petit bénéfice, mal nommée puisque, deux ans plus tard, elle périclite. Le voilà camelot sur le Pont-Neuf, déballant des tissus dans son large parapluie. Ernest a du bagout, un talent de bonimenteur. Le propriétaire d’un café où il joue aux dominos cherche à louer une annexe : rue de la Monnaie, c’est bon signe. Notre camelot s’y fixe, moyennant un bail à la semaine, puis au mois. La Samaritaine est née, qui tient son nom d’une pompe à eau accolée au Pont-Neuf sous l’Ancien Régime. Bientôt, il achètera l’immeuble. Entretemps, il a retrouvé Marie-Louise Jaÿ (on prononce « Jailly »), croisée jadis à la Nouvelle Héloïse, dynamique Savoyarde qui gardait les chèvres avant de monter à la capitale, orpheline elle aussi. Première vendeuse au rayon de confection du Bon Marché, elle dispose de quelques économies qu’elle apporte en dot à Ernest. Avec deux entrepreneurs opiniâtres aux commandes, l’affaire ne fait que prospérer. La modeste boutique devient un grand magasin. Leur credo ? « Vendre bon marché pour vendre beaucoup. » Les consommateurs affluent, le rayon « mode », fief de Madame, est très couru. Le duo n’a qu’un dieu : le travail. La devise Per Laborem, qui s’inscrit sur les marquises de l’établissement, vaut au patron le sobriquet de « Père Laborem ». Le chiffre d’affaires grossit vite. De 300 000 F en 1872, il atteint 80 millions en 1902. Le couple règne, alors, sur deux mille salariés. Avec une discipline de fer. Comme le relate Fernand Laudet dans La Samaritaine, le génie et la générosité de deux grands commerçants : « Les employés et employées ne doivent pas s’adresser la parole, si ce n’est pour les besoins du service. » « Pas de plaisanteries. » […] « Si une liaison est découverte, les deux intéressés sont invités à se marier dans un bref délai. » En échange, le personnel se voit offrir moult avantages. Grâce à la distribution d’actions, il est intéressé aux bénéfices. Une nouveauté. Paternalistes, les Cognacq-Jay mettent à disposition du personnel, une cantine, une garderie pour enfants, une salle de sport (déjà)… Si le ménage gagne beaucoup d’argent, il en fait profiter les autres. On lui doit une fondation, toujours en activité, qui gère maternité, « pouponnat », orphelinat, maison de retraite, sanatorium, centre d’apprentissage. Ses bienfaits se déploient jusqu’à leur ville natale, Ernest finance un musée de l’histoire locale sur l’île de Ré, Marie-Louise se voue à la création d’un jardin botanique alpin à Samoëns en Haute-Savoie : la Jaÿsinia. Douce revanche sur leurs origines miséreuses. Ils sont certes généreux, mais économes. Elle, surtout. Chaque jour, Marie-Louise part au magasin à la même heure que son mari : « Pour ne pas dépenser deux fois l’essence. » Et lui reproche sa consommation de cigares, « comme s’il était Rothschild » ! De l’argent parti en fumée…
 

Portrait de Marie-Louise Cognacq, née Jay, par Jeanne-Magdeleine Favier, 1903, musée Cognacq-Jay, détail. © CCØ Paris Musées / Musée Cogna
Portrait de Marie-Louise Cognacq, née Jay, par Jeanne-Magdeleine Favier, 1903, musée Cognacq-Jay, détail.
© CCØ Paris Musées / Musée Cognacq-Jay, le goût du XVIIIe

Lors de ses visites à Londres, où il a ouvert une Samaritaine éphémère,  Ernest  Cognacq-Jay  a découvert la Wallace Collection et ses splendeurs royales

De l’audace, toujours de l’audace

Un regret : ils n’ont pas d’enfant. Après avoir étudié plusieurs candidatures au sein de la famille, ils adoptent un petit-neveu, Gabriel Cognacq, jugé capable de leur succéder. Le pauvre Gabriel – façon de parler – sera élevé à la dure. Bien que diplômé d’HEC, il débute à la Samaritaine au bas de l’échelle, au service des expéditions. Les Cognacq ayant conquis parcelle après parcelle, la Samaritaine occupe bientôt quatre magasins, entre la rue de Rivoli et la Seine. Apprécions, en passant, l’audace du chef d’entreprise, qui confie ses bâtiments à des constructeurs novateurs : Frantz Jourdain, promoteur de l’architecture métallique puis son disciple Henri Sauvage, adepte de l’art déco. Ernest ambitionne d’aller plus loin. Afin de se rapprocher de la clientèle des maisons de couture situées autour de l’Opéra et la rue de la Paix, il fait édifier, par Jourdain encore, la Samaritaine de luxe, boulevard des Capucines. Un beau jour, sous le salon de thé, il dévoile sa collection privée. Vanité ? Plaisir de partager ? Goût de la pédagogie ? En quatre expositions temporaires entre 1925 et 1927, le public découvre, entre de lourdes tentures de velours, dans une atmosphère feutrée, des centaines de peintures, terres cuites, meubles, bibelots évoquant l’art de vivre au siècle des Lumières. L’entrée est gratuite. Cependant, sous un bureau ancien, vient se glisser un tapis d’Orient à vendre dans la boutique voisine. Les affaires sont les affaires. Cette collection, Ernest ne l’a pas formée seul. La « Samar » ne lui en laisse pas le temps. Il a des rabatteurs. Sur les conseils de Camille Gronkowski, futur conservateur du Petit Palais, rencontré par hasard au cours d’une vente aux enchères, il acquiert d’abord des tableaux modernes –Manet, Renoir, Monet –, espérant qu’ils prendront de la valeur. En réalité, Ernest n’apprécie guère les petites touches impressionnistes. Il est attiré par l’art du XVIIIe siècle, quintessence du raffinement à l’époque.
 

Étui-nécessaire, anonyme, entre 1750 et 1800. © CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay
Étui-nécessaire, anonyme, entre 1750 et 1800.
© CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay

Les goûts d’un néophyte

D’autant que, lors de ses visites à Londres, où il a ouvert une Samaritaine éphémère, le négociant a découvert la Wallace Collection et ses splendeurs royales. Tout novice qu’il est, Ernest montre une inclinaison personnelle. Des époques Louis XV et Louis XVI, il affectionne scènes intimes et heureuses, rendez-vous galants, nymphes dodues, figures d’enfants aux joues roses, portraits d’aristocrates dont les costumes éblouissent l’ancien vendeur de textiles. Boucher, Greuze, Fragonard, Boilly, Nattier, La Tour, Reynolds… Au mobilier d’apparat, il préfère les meubles d’appoint, légers, « volants », table de toilette, table à ouvrages, bonheur-du-jour. Édouard Jonas est son « rabatteur attitré », antiquaire établi place Vendôme. Une aubaine que ce client riche et gourmand ! Monsieur Cognacq est myope mais regardant sur les prix. Aussi le marchand a-t-il mis au point un stratagème que raconte, moqueur, l’historien Pierre Cabanne dans Le Roman des grands collectionneurs : chaque fois que le propriétaire de la Samaritaine marchande, Jonas prétend que l’œuvre en question intéresse un Américain. Et le Français patriote aussitôt de payer !
 

Pistolet à parfum, Jean-François Bautte, vers 1800. © CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay
Pistolet à parfum, Jean-François Bautte, vers 1800.
© CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay

Pour la Ville de Paris

Edouard Jonas sera le premier conservateur du musée Cognacq-Jay. Ernest l’a prévu par testament. S’il songe à léguer ses trésors à une institution, il n’est pas question qu’ils soient disséminés parmi d’autres collections. Il veut un lieu qui porte haut son nom et celui de son épouse. Ses dispositions testamentaires prévoient que leur fils adoptif Gabriel choisisse d’abord les pièces qu’il aime, à hauteur de 5 millions, et que le reste revienne à la Ville de Paris. À la condition que l’ensemble soit présenté dans les galeries contigües à la Samaritaine de luxe, boulevard des Capucines. Dont acte. Ernest disparaît en février 1928, trois ans après sa chère compagne. Le jour des obsèques, il l’a précisé, leurs magasins restent ouverts ! La même année, près du Champ-de-Mars, où les patrons de la « Samar » possédaient d’autres lotissements, hommage à leur philanthropie, on perce une rue baptisée Cognacq-Jay. Un an plus tard, le musée sur les boulevards est inauguré par le président de la République. Ce ravissant écrin habillé de boiseries Louis XV, il faut l’avouer, resta méconnu et peu fréquenté. En 1990, il est transféré au sein de l’hôtel Donon, dans le Marais. À se déployer dans cette demeure historique, la collection a gagné en visibilité mais le souhait du donateur, comme d’habitude, n’a pas été respecté.
 

Drageoir en forme de tatou, manufacture de Saint-Cloud, vers 1750. © CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay
Drageoir en forme de tatou, manufacture de Saint-Cloud, vers 1750.
© CCØ Paris Musées/Musée Cognacq-Jay

à voir
« La Naissance des Grands Magasins », jusqu’au 13 octobre, musée des Arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris 1er, madparis.fr

« Luxe de poche, petits objets précieux au siècle des Lumières »,
 jusqu’au 29 septembre,
musée Cognacq-Jay, 8, rue Elzévir,
Paris IIIe.
museecognacjay.paris.fr



à lire
La Vie samaritaine des Cognacq-Jaÿ,
de Michel Gaudin, La Dame
aux oies éditions, 2019.