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Guy Savoy, un grand chef toqué d’art

Publié le , par Thomas Bravo-Maza
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

Il est l’un des chefs les plus célébrés dans le monde. Son pedigree gastronomique cache une passion esthétique dans laquelle il puisse énergie et inspiration.

Le chef prend la pose devant Sauge robot, vaste et irradiante composition (fusain,... Guy Savoy, un grand chef toqué d’art
Le chef prend la pose devant Sauge robot, vaste et irradiante composition (fusain, résine époxy et peinture à l’huile, 2008) de Fabrice Hyber. © Thomas Bravo-Maza

Il est très difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout s’il n’y est pas.» Dans le petit salon de son restaurant de l’hôtel de la Monnaie, Guy Savoy savoure longuement ce malicieux proverbe chinois avant d’ajouter : «C’est malheureusement ce qui arrive quand on s’éloigne de la réalité des choses. Moi, je fais de la cuisine car on est dans l’instantané, dans le geste. J’aime ces produits qui arrivent le matin, on ne peut pas faire plus concret ! Quelques heures plus tard, nos convives les ingèrent. Ce rapport physique est d’une intimité totale. Pour moi, il se joue les mêmes choses dans l’art : il faut que ça me remue tout de suite de l’intérieur.» À 70 ans, dont 55 de vie professionnelle, ce natif de Nevers qui a grandi à Bourgoin-Jallieu gère sa soixantaine de salariés avec une belle énergie. Quelle est donc sa recette pour mitonner ces créations qui lui ont valu d’être classé meilleur chef du monde et auréolé de trois macarons Michelin pendant vingt ans ? Réponse : faire que chaque jour soit un festin d’art. Une anecdote en dit long sur ses convictions : le soir des attentats du Bataclan, en novembre 2015, Robert Combas vient dîner après le vernissage de sa dernière exposition. Dans un Paris à feu et à sang, Guy Savoy ne ferme pas l’œil de la nuit. Lors de la matinée qui suit, parce qu’il avait promis à Combas de passer voir ses dernières œuvres, il décide de se rendre à la galerie Laurent Strouk, avenue Matignon, où l’artiste est exposé. Metro désert, rues vides, c’est une capitale en guerre qu’il découvre. Finalement, on lui ouvre la galerie. Parmi les œuvres du maître lyonnais, «une chaussure qui écrase tout» (Heavy, 2015, acrylique sur papier, 130 101 cm). «Je l’achète aussitôt, c’était mon geste de rébellion contre la barbarie. Je ne sais pas si beaucoup de personnes ont acheté des œuvres d’art ce jour-là, mais cet achat a été pour moi un vrai besoin de retrouver un monde civilisé. Quand l’art entre dans un lieu, la violence en sort.»
 

La Marche de l’onde (acrylique et technique mixte sur toile, 2018) de Fabienne Verdier met en appétit dès l’entrée du restaurant de la Mon
La Marche de l’onde (acrylique et technique mixte sur toile, 2018) de Fabienne Verdier met en appétit dès l’entrée du restaurant de la Monnaie, quai de Conti à Paris.
© Restaurant Guy Savoy

 

Dessine-moi un artichaut

À 16 ans, Victor Hugo voulait devenir «Chateaubriand ou rien». À 5 ans, en observant sa mère fabriquer des langues-de-chat, Guy Savoy sait qu’il sera «cuisinier ou rien». Rien de réfléchi en revanche, dans son rapport à l’art, mais le destin fera bien les choses dès sa première acquisition. «Un jour, raconte le chef, je me promène rue Jacques-Callot. Devant la vitrine d’une galerie qui a fermé depuis, je suis immédiatement happé par le mystère d’une petite sculpture représentant une dame de cour.» Problème : cette statuette en terre cuite a été exécutée sous la dynastie Tang (618-907), le prix de ce coup de foudre est bien au-delà de ses moyens financiers. «Le marchand me proposera son paiement en dix mensualités.» Dès lors s’enchaîneront achats et rencontres avec des figures du monde de l’art. Fabienne Verdier est assurément l’une d'entre elles. Guy Savoy, volontiers partageur, expose l’une de ses œuvres dès l’entrée du restaurant (La Marche de l’onde, acrylique et technique mixte sur toile, 2018). En ces lieux historiques (fondée en 864, la Monnaie de Paris est à la fois la plus ancienne institution française et la plus ancienne manufacture parisienne), la surprise est totale, la mise en appétit efficace.
 

«Je fréquente peu les salles de ventes aux enchères par manque de temps et j’avoue ne pas aimer le côté besogneux de certains collectionneurs, je préfère me décrire comme un amateur passionné. Mon œuvre préférée c’est sans doute celle que je ne connais pas encore, que je n’ai pas encore acquise.»


Dans le couloir attenant, une œuvre de Fabrice Hyber, Sauge robot, vernie à la résine époxy et datée de 2008. Découvert sous les bons auspices du galériste Jérôme de Noirmont, Hyber compte au premier chef dans la vie du cuisinier : pas moins de six de ses pièces sont exposées à la Monnaie, dont les tableaux Effervescence (2015) et Terre-eau (2006), la fresque murale Dessine-moi un artichaut (2018) et les sculptures Cellular Man (2015) et L’Homme de Bessines (2012). Dans l’une des vastes salles à manger, changement de décor. Guy Savoy a jeté son dévolu sur un dessin d’Adel Abdessemed. Devenu un ami, l’artiste franco-algérien y représente le diptyque d’un taureau (Politics of Drawing-Nelson, fusain sur papier, 2020). Pour son précédent restaurant – rue Troyon à Paris –, le chef avait acheté des lithographies de Bram Van Velde (1895-1981) et accroché des toiles tout aussi colorées et radicales de Pierre Alechinsky. À la Monnaie, sa grammaire ne semble pas se déployer à partir d’un thème précis : plus que jamais, le choix est dicté par le seul coup de cœur. À l’image de ce cliché de Raymond Depardon pris à Wissembourg (Bas-Rhin) en 2005 dans le cadre d'une mission confiée par le ministère de la Culture pour dresser un portrait photographique de la France. Guy Savoy s’est longuement creusé la tête avant de lui dénicher l’emplacement idoine dans l’un des salons du restaurant. À proximité, Mapping-Maybelline Wet Shine Cherry Rain (vernis à ongle et encre sur papier, 2006) de Sterling Ruby exprime toute l’alacrité de cet artiste touche-à-tout.
 

Guy Savoy a eu un coup de cœur pour l’artiste Adel Abdessemed (Politics of Drawing-Nelson, fusain sur papier, 2020). © Restaurant Guy Savo
Guy Savoy a eu un coup de cœur pour l’artiste Adel Abdessemed (Politics of Drawing-Nelson, fusain sur papier, 2020).
© Restaurant Guy Savoy

Bonne chère et enchères

Sur les tables, salières et poivriers sont signés du sculpteur sur verre Laurent Beyne (atelier Deux Ailes), que Guy Savoy a fait travailler spécialement, tout comme Virginia Mo (atelier Mo & Co). Chacune de ses assiettes peintes est unique. Peu de chefs ont à ce point transformé leur restaurant en musée-galerie... jusqu’au cœur des cuisines, où l’équipe découpe, épluche, émince, braise, singe, tourne, mitonne et assaisonne sous le regard d’un Bouddha, œuvre puissante et emblématique de l’Écossais David Mach, fruit d’un assemblage d’allumettes rouges de 2007. En revanche, Guy Savoy réserve pour ses seuls yeux, à son domicile, la joie de contempler un petit dessin d’Alberto Giacometti acquis dans des circonstances assez cocasses avec l’aide de Fabienne Verdier, dont il a acheté récemment un dessin (série «Horizons et Chênes-lièges», pastel gras sur papier vélin d’Arches teinté, 2023) par le truchement de la galerie Lelong. Assume-t-il le qualificatif de collectionneur ? «Je fréquente peu les salles de ventes aux enchères par manque de temps et j’avoue ne pas aimer le côté besogneux de certains collectionneurs, je préfère me décrire comme un amateur passionné. Mon œuvre préférée c’est sans doute celle que je ne connais pas encore, que je n’ai pas encore acquise.» Tel un Soulages ? Un Morandi ? Hors de ses moyens ! Mais Guy Savoy, chef toujours en mouvement et en gestes, n’a pas le profil d’un obsessionnel transi. Et sait se ressourcer trois jours par semaine au contact direct de la nature, à pied ou plus encore, à vélo. Matière à préciser : «La première œuvre d’art qui soit, c’est la nature, comme certains arbres, d’authentiques sculptures qui sont accessibles à tout le monde et qu’il faut savoir regarder. Pas de besoin de diplôme – je n’ai qu’un CAP de cuisine – pour voir à quel point nature et culture sont imbriquées. J’aime beaucoup cette approche que l’on retrouve au travers des disciplines artisanales et artistiques au Japon. La vénération de la nature, les Japonais s’en servent pour préserver leur culture. En France, on devrait davantage s’inspirer de cette philosophie», conclut-il. En cuisine, à ce moment précis, un commis ajuste les derniers détails d’un plat qui a conquis le monde des gastronomes : la fameuse soupe d’artichaut, accompagnée d’une brioche salée fourrée d’une duxelles de champignons et que l’on tartine d’un beurre truffé. À la surface flottent paisiblement trois larges lamelles de truffe noire, tels des nénuphars sur un étang. Comme si Claude Monet était tombé dans le panier de Guy Savoy…