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Marie-Anne Ferry-Fall, les défis de l’Adagp à l’heure d’Internet et de l’intelligence artificielle

Publié le , par Vincent Noce
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

Directrice générale de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques depuis 2012, elle détaille les enjeux posés par Internet et l’intelligence artificielle envers une institution septuagénaire qui compte vingt mille membres directs.

© Caroline Bleux  Marie-Anne Ferry-Fall, les défis de l’Adagp à l’heure d’Internet et de l’intelligence artificielle
© Caroline Bleux

Comment votre société se sent-elle à 71 ans ?
En pleine possession de ses moyens ! L’Adagp a été créée en 1953 pour collecter les droits des artistes dans le domaine visuel et les répartir entre les titulaires. Nous sommes, en plus petit, l’équivalent de la Sacem pour les musiciens, une société d’artistes-auteurs sans but lucratif. Nous œuvrons dans plus de cinquante-cinq pays. À travers nos sociétés sœurs, nous représentons plus de 240 000 artistes du monde entier. La prise de conscience du droit d’auteur aujourd’hui se fait plus importante. Après la pandémie de Covid, il y a un effet de rattrapage, poussé par des phénomènes comme l’arrivée de l’intelligence artificielle : en douze mois, plus de deux mille artistes ou successions nous ont rejoints. C’est essentiel, car les créateurs peinent à vivre de leur travail, plus qu’avant. Dans la presse, dans les centres d’art, les fondations privées, il y a une visibilité plus grande de la création, mais en termes de chiffre d’affaires, les auteurs ne s’y retrouvent pas. Beaucoup souffrent de la crise du marché, du manque d’exposition et de commande publique. Or ils ne bénéficient pas de la protection sociale qu’ont les salariés ou les intermittents du spectacle.

Au sein de l’Adagp, dans la mesure où les héritiers des artistes peuvent croître en nombre avec le temps, existe-t-il un risque de déséquilibre en défaveur des créateurs vivants ?
Tout le monde est traité de la même manière. Les artistes et les ayants droit, collégialement en cas d’indivision, bénéficient d’une voix jusqu’à dix années d’ancienneté et de dix voix au-delà. Un artiste peut donc avoir laissé derrière lui une trentaine d’ayants droit, ils n’auront toujours que dix voix.

La notion d’œuvre collective propre à la France, affirmant la prééminence du maître d’œuvre et gommant les contributions personnelles, ne constitue-t-elle pas un précédent dangereux ?
Elle a été créée en 1957 pour répondre à des situations comme les encyclopédies. Bien entendu, les droits des auteurs de chaque contribution doivent continuer d’être respectés.


De même, est-ce un risque que d’admettre les cessionnaires de droits parmi vos adhérents ?
Cela concerne en fait quelques cas de personnes morales propriétaires de bâtiments d’architectes gérés spécifiquement (BnF, Aéroports de Paris, Stade de France, etc.) et qui adhèrent en plus des architectes, afin de faire respecter les droits d’exploitation de l’image des bâtiments. Les agences photographiques, elles, ne peuvent adhérer à l’Adagp que pour la gestion de certains droits, notamment collectifs.
 

© Design de Lux - Vincent Muracciole
© Design de Lux - Vincent Muracciole

Une part dite collective de 25 % de la rémunération pour copie privée est consacrée à des aides ponctuelles à la création. Certains en ont déduit que vous étiez devenus un opérateur du ministère de la Culture… Ne serait-il pas davantage dans votre mission d’aider des artistes en grande difficulté ?
La loi Lang de 1985 affecte aux sociétés de gestion collective une partie de la rémunération perçue sur les ventes de supports d’enregistrement, comme les clés USB ou les smartphones. L’aide sociale relève de la politique publique. Nous n’aurions de toute manière pas les moyens de l’assumer. Nous avons un programme de soutien pour favoriser, par exemple, l’édition d’estampes ou l’écriture d’un fanzine, avec une bourse qui aide cette année dix artistes ou collectifs à hauteur de 1 000 €. Les artistes de la commission action culturelle mènent des actions de promotion à partir d’un constat de leurs besoins. Cette action culturelle, impulsée par les artistes, a une réelle singularité par rapport aux politiques publiques.

Comment faire face à l’infestation du marché par les faux, dont les artistes sont les premières victimes ?
Nous travaillons sur la question de l’information et de la pédagogie avec le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels, le ministère de la Culture… Nous allons intervenir pour renforcer la formation à l’École nationale de la magistrature. Nous nous portons partie civile dans les procès, comme dans celui en mai au tribunal de Nanterre, lequel a condamné les promoteurs de galeries provisoires sur la Côte qui auraient fait une centaine de victimes, dont une trentaine d’artistes adhérents de l’Adagp.


 
 

Vous avez réclamé des droits d’auteur aux organisateurs d’exposition ou aux journaux qui reproduisent les œuvres exposées. On parlait d’« exception d’actualité ». Or ces manifestations contribuent déjà à la promotion des artistes…
Certaines institutions soulèvent qu’elles n’ont pas les moyens de rémunérer les créateurs, dont beaucoup ne vivent pas dans l’opulence. Mais c’est insatisfaisant. C’est comme si le Zénith ou le Bataclan ne versaient pas de droits aux compositeurs quand ils organisent un concert ! Mais, ayant conscience de leurs contraintes budgétaires, nous avons développé des conventions avec 88 titres de presse et 332 institutions culturelles, qui prévoient des remises sur les tarifs. En contrepartie, ils s’engagent à respecter le droit d’auteur. En 2019, le ministère de la Culture a enjoint les FRAC, musées et autres institutions recevant des subventions publiques, à payer le droit d’exposition conformément à la loi. Il a fallu deux années de négociations pour trouver un tarif concerté (fondé sur le nombre d’artistes plutôt que d’œuvres), ce qui a donné lieu à une circulaire en 2021. En 2023, 242 lieux ont payé du droit d’exposition à l’Adagp, dont 16 Frac. C’est une évolution considérable, qui correspond du reste à l’arrivée d’une nouvelle génération de directeurs des Frac, bien plus investis que leurs prédécesseurs dans ce genre de problématique.

Qu’en est-il des reproductions dans les catalogues de ventes publiques ?
La loi prévoit une exception aux reproductions d’œuvres d’art destinées à figurer dans le catalogue d’une vente aux enchères effectuée en France, dans le cadre des ventes judiciaires. En revanche, le droit d’auteur est pleinement applicable pour les publications dans les catalogues de ventes volontaires, bien que seules quelques rares successions d’artistes majeurs l’exerçaient effectivement. Le problème s’est posé pour les photographies mises en vente, lorsque des agences photographiques ont voulu exercer plus systématiquement le droit d’auteur pour les photographes qu’elles représentaient. Un accord a été trouvé à la suite d’une médiation du conseil des ventes et du CSPLA. Après deux années de discussion, nous avons convenu d’un barème et d’une convention-type négociés, en établissant un guichet unique. Il s’agissait de ne pas bousculer l’écosystème tout en respectant la loi sur le droit d’auteur.

Pendant ce temps, les plateformes Internet pillent les images et les données à foison…
Elles n’avaient aucune obligation de respecter le droit d’auteur avant 2021. Nous nous sommes battus pour obtenir une directive européenne, puis en faire la transposition en France, afin de pouvoir négocier des droits avec les géants du numérique. En 2021, nous avons obtenu la création d’un Fonds de soutien financé par Google, pour soutenir les artistes et les accompagner dans le déploiement des activités à l’ère du numérique. En 2023, nous avons ainsi pu accorder des dotations de 1 500 à 6 000 € à 634 artistes et ayants droit, pour les aider à réaliser des captations vidéo, des portraits ou des prises de vue d'œuvres, consacrer du temps à la recherche artistique ou au catalogage de leurs archives.

 
Les locaux de l’Adagp dans le 6e arrondissement de Paris. Photo : © Vincent Muracciole, œuvres : © Adagp, Paris, 2024
Les locaux de l’Adagp dans le 6e arrondissement de Paris.
Photo : © Vincent Muracciole, œuvres : © Adagp, Paris, 2024

N’est-ce pas très peu par rapport aux chiffres d’affaires et bénéfices générés  par de tels géants ?
C’est pourtant un grand pas en avant qui a nécessité quinze ans d’efforts.

L’intelligence artificielle est-elle le prochain grand cheval de bataille ?
Ces systèmes aspirent les œuvres humaines sans payer de droits. Nous avons fait valoir le droit d’opposition à l’utilisation à cette fin des œuvres des artistes que nous représentons. Nous avons ainsi inséré sur notre site des lignes de codes afin que les robots d’exploration sachent l’opposition de principe de l’Adagp en matière de fouilles de données, qui alimentent les logiciels d’IA générative. Nous avons également publié un guide à destination des artistes afin de leur proposer des outils pratiques pour faire eux-mêmes opposition à ces utilisations.

N’est-ce pas une démarche dont l’effet risque de rester symbolique ?
Le sujet de l’efficacité se pose, mais nous sommes soumis aux règles fixées par les textes légaux. La directive date de fin 2021. L’application du droit d’opposition n’est pas rétroactive. Il peut en effet y avoir un effet substitutif qui est extrêmement dangereux et difficile à combattre. L’intelligence artificielle a pour effet de diluer l’auteur humain. Quand on voit un éditeur comme Michel Lafon y faire appel pour une couverture ! Ou Le Monde qui, à l’occasion d’un hors-série, avait mis en Une un Viking à six doigts ! Avec l’IA, c’est tout le travail de commande qui risque de disparaître. Or il est indispensable aux auteurs pour vivre de leur métier.

On a l’impression que la prudence vous sert de philosophie globale dans votre défense du droit d’auteur.
La philosophie est, plutôt que de la prudence, orientée vers une mise en place sans effets brutaux, mais qui a l’avantage d’être solide. Lieux de monstration, éditeurs de livres, de magazines, maisons de vente, GAFA, etc. : force est de constater que les opérateurs payent aujourd’hui des droits qu’ils ne payaient pas il y a quelques années. Cette démarche est plutôt efficace donc.